Nonobstant les formidables progrès de la médecine, le nombre de personnes confrontées dans nos régions à des souffrances insupportables et sans issue ne cesse d’augmenter. Ce surprenant paradoxe relève d’un phénomène récent: si l’euthanasie aux divers sens du terme a toujours existé, aucun entrepreneur de pompes funèbres n’aurait osé rêver qu’elle concernerait un jour huit mille personnes par an en Belgique et aux Pays-Bas.
Le philosophe et gériatre Bert Keizer, figure incontournable du débat sur l’euthanasie chez nos voisins du nord, observait à ce sujet dans le NRC des 17-18 février 2018 que «délivrer de leurs souffrances des personnes qui n’auraient vraisemblablement plus eu que quelques pénibles journées à vivre semblait à la base une bonne idée, mais [que] l’exigence d’un état terminal a rapidement été levée». Évoquant le cas des malades chroniques, des personnes âgées confrontées à une accumulation de maux propres à la vieillesse, des patients psychiatriques ou atteints de démence, des grands vieillards qui n’ont plus grand-chose à attendre de la vie et des jeunes qui parviennent à un constat similaire, il posait le constat que «cela n’en finit pas» concluant que, «si nous avons bien appris une chose au pays de l’euthanasie, c’est que derrière chaque nouvelle limite que nous posons surgit immédiatement un nouveau groupe convaincu que sa situation se prête à une overdose approuvée par la collectivité. C’est une histoire sans fin et je suis assez curieux de savoir qui seront les prochains candidats à se manifester». Vous avez dit pente savonneuse? Certains estiment pourtant qu’il n’en est rien.
En Belgique aussi, des demandes d’euthanasie sont approuvées dès les premiers signes de démence, la perspective de la dégénérescence étant désormais reconnue comme une cause de souffrances insupportables et sans issue. Sur la base de ce même raisonnement, il faudrait logiquement accepter les demandes motivées par la preuve génétique que l’intéressé va développer une chorée de Huntington – une perspective qui n’est pas moins sombre que celle que laissent entrevoir les premières manifestations de la démence, la probabilité d’un délai plus long ne pouvant évidemment en aucun cas être dans ce raisonnement un argument déterminant. La question se pose donc de savoir si on peut envisager l’euthanasie en présence de souffrances découlant de la perspective (confirmée par notre ADN) d’un avenir pénible, comme on retire à la demande les seins, oviductes ou ovaires des patientes porteuses d’un code génétique défavorable. Les partisans inconditionnels de l’euthanasie vous diront qu’il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas, ceux chez qui elle suscite certaines craintes se demanderont tout de même si faire de la peur de ce qui nous attend un motif d’euthanasie légitime signifie que, demain, l’angoisse de mourir pourrait déjà constituer un argument suffisant. Observons au passage que personne n’a jusqu’ici cherché à investiguer si la peur de la mort n’était pas, chez certains, le motif profond d’une demande d’euthanasie qui leur permettrait de régler non seulement tous les détails de leurs funérailles mais encore l’heure exacte de leur décès (coïncidence intéressante, la Commission Fédérale exige que soit mentionné sur la déclaration non seulement le jour, mais aussi l’heure exacte de l’acte).
Un autre phénomène interpelant dans la cascade évoquée par Bert Keizer est que l’on accepte aujourd’hui qu’une accumulation de plaintes liées à la vieillesse puisse être une cause de souffrances insupportables et sans issue. Cela peut se défendre aux Pays-Bas puisque, contrairement à la loi belge, celle qui prévaut chez nos voisins du nord ne précise pas que ces souffrances doivent être provoquées par une pathologie grave et médicalement sans issue. N’empêche : après en avoir débattu à plusieurs reprises, la Commission Fédérale a décidé par voie de vote qu’une euthanasie motivée par une accumulation de plaintes à un âge avancé devait être de l’ordre du possible, estimant que la somme d’un certain nombre de «petits» maux pouvait constituer une maladie grave – un peu comme sept corners valaient autrefois un penalty lors des matches de foot improvisés sur la place du village.
Des souffrances insupportables sont un motif que toute personne qui demande l’euthanasie doit invoquer, à charge du médecin de vérifier la véracité de ses allégations. «Qui suis-je pour en juger, je ne suis pas dieu!» semble toutefois être la position dominante du corps médical… et pourtant, le médecin est bel et bien dieu, puisqu’il décide de la vie et de la mort! Pas question toutefois de le dire tout haut dans nos temples où le divin n’a pas sa place.
Le demandeur doit également déclarer que les souffrances insupportables dont question sont provoquées par une pathologie. Une commission des sages néerlandaise a décidé à cet égard qu’une méchante toux du fumeur pouvait être un motif suffisant pour justifier une euthanasie, mais pas une mise en incapacité de travail…
Enfin, si le caractère sans issue relevait initialement du domaine de la science, c’est plutôt de nos jours l’idée (mentionnée dans la loi) «d’arriver avec le patient à la conviction qu’il n’y a pas d’autre solution raisonnable» qui domine. Il suffit donc, le cas échéant, de trouver un médecin qui estime qu’un traitement adéquat ne l’est plus dès lors que le patient en a ras-le-bol: l’autonomie du malade a plus de poids que l’art de guérir.
La libre interprétation d’une loi libérale dont l’application ne fait guère l’objet que d’un contrôle symbolique a donné aux médecins une puissance démesurée… et il serait temps de prendre des mesures pour protéger nos fragiles semblables* contre les abus de pouvoir potentiels.
D'après «De broze mens», Conférence du Pr Awee Prins le 29 septembre au Cercle de médecine Dodoens à Malines.