Quand l’EBM devient une camisole : alerte sur une dérive silencieuse

L’EBM, censée allier science et pratique, risque de devenir une application mécanique de protocoles. Le Dr Jean-Marc Desmet alerte sur cette dérive : perte de sens clinique, explosion des recommandations, pressions commerciales. Il plaide pour une EBM renouvelée, plus humaine, fondée sur l’éthique, le dialogue avec le patient et la réalité du terrain.
 
Dans les cabinets et les hôpitaux, l’EBM (evidence based medicine) est parfois réduite à une application aveugle de recommandations standardisées. Une approche qui, selon le Dr Jean-Marc Desmet, médecin interniste et néphrologue, peut faire perdre de vue la complexité des situations réelles et les besoins individuels des patients. « Cela peut mener à une application mécanique des protocoles, sans tenir compte de la richesse des cas cliniques », déplore-t-il.

Invité par le comité d’éthique du CHU Hélora, le Dr Desmet — également fondateur de l’écosystème MED-ICS — alerte sur une EBM qui ne respecte plus son essence : conjuguer données scientifiques, expertise clinique et préférences du patient.

L’EBM détournée : trop de données, trop peu de sens

Initialement conçue pour améliorer la qualité des soins, l’EBM se heurte aujourd’hui à plusieurs limites : explosion des recommandations, injonctions algorithmiques, pression des intérêts commerciaux. « Le volume de données devient ingérable. Les bénéfices statistiques sont souvent faibles, et leur pertinence clinique discutable. Les guidelines ne s’appliquent pas aux patients complexes ou multimorbides », résume le Dr Desmet.

Une critique partagée par Trisha Greenhalgh, autrice d’un article de référence en 2014, qui dénonçait déjà une dérive bureaucratique d’un système censé éclairer le jugement médical, non l’entraver.

Réhabiliter le jugement clinique et la relation

Pour le Dr Desmet, il est temps de repenser l’EBM autour de six principes fondateurs :
– replacer l’éthique et le patient au centre ;
– produire une preuve compréhensible, contextualisée et partageable ;
– former des cliniciens capables de discernement ;
– favoriser une décision partagée basée sur un vrai dialogue ;
– développer des outils réellement utilisables en pratique ;
– promouvoir une recherche indépendante, centrée sur les vrais besoins des patients.

Une résistance culturelle… et un espoir

Pourquoi ces principes sont-ils encore si peu appliqués ? « Il persiste une résistance culturelle dans les équipes, ancrée dans l’habitude de la pratique fondée sur l’expérience personnelle. Mais aussi une méfiance vis-à-vis d’une médecine "par le haut", déconnectée du terrain. »

Pour sortir de l’impasse, le clinicien plaide pour une collaboration réelle entre chercheurs et praticiens : « Les essais cliniques doivent être conçus avec les soignants. Le respect éthique du patient et du médecin est essentiel à la validité scientifique. »

La décision partagée, encore trop théorique

L’EBM ne peut se passer d’une démarche partagée avec le patient. Pourtant, dans la pratique quotidienne, la mise en œuvre concrète de cette co-décision reste floue. Pour aider les professionnels de santé, le Dr Desmet propose un modèle simple, fondé sur la relation soignant-soigné et la délibération éclairée. Il s’agit d’abord d’aborder la question du choix en informant le patient qu’une décision doit être prise et qu’il a un rôle à jouer. Ensuite, le praticien lui présente les différentes options possibles, idéalement à l’aide d’outils d’aide à la décision. Enfin, il l’accompagne dans l’exploration de ses préférences afin de parvenir à une décision qui reflète ce qui a le plus de valeur pour lui.

« Tout repose sur la qualité du dialogue. C’est là que réside la vraie personnalisation des soins », conclut-il.

Lire aussi: Réconcilier science et humanité : l’autre urgence de l’EBM

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Derniers commentaires

  • Michel SIMONS

    18 avril 2025

    bonjour , je pense que vous avez raison. les médecins spécialistes ne réfléchissent plus et appliquent l' EBM de façon automatique ... peur d'être critiqués ou sanctionnés.
    il n'y a que peu de place pour le bon sens

  • Jean-Marc Desmet

    18 avril 2025

    @philippemarchal : Je comprends et en effet cela fonctionne très bien. Cela m'a fait réagir et donc interagir.L'essentiel étant de partager les enjeux. Merci beaucoup !

  • Philippe MARCHAL

    17 avril 2025

    @ Jean-Marc Desmet . Effectivement, cette expression dans le titre était une formulation journalistique de notre part, destinée à grossir le trait en soulignant la critique d’une EBM devenue « mécanique », « détournée » par certains intérêts, et « ingérable » pour les cliniciens, selon vos propos. Nous nous réjouissons, comme vous, que le débat s’ouvre sur ce sujet essentiel — et espérons qu’il contribuera à encourager une pratique plus humaine, éthique et multidisciplinaire de l’EBM, centrée sur le patient.

  • Jean-Marc Desmet

    17 avril 2025

    Merci beaucoup pour cet article qui met en lumière des enjeux importants.
    Je me permets toutefois de préciser que mon intervention à Jolimont n’avait ni un ton alarmiste ni l’intention de parler de "camisole".
    Il s’agissait plutôt d’une invitation constructive à réfléchir ensemble à une pratique de l’EBM plus humaine, éthique et adaptée aux réalités cliniques.
    Je suis heureux que le débat s’ouvre sur ce sujet essentiel.
    C'est une invitation à développer la dimension multidisciplinaire et interdisciplinaire avec le patient.