L’image du sport de haut niveau est régulièrement écornée par les révélations incessantes à propos des affaires de dopage. La quête perpétuelle de l’amélioration des performances sportives et la pression du résultat incitent au développement et à l’utilisation de nouveaux produits dopants qui offrent un avantage potentiel sur la concurrence.
En plus de fausser la compétition, et donc d’avoir des implications éthiques, le dopage entraîne également des risques potentiels en termes de santé. Ces risques ne découlent pas seulement des effets secondaires toxiques directs des produits dopants connus et nouveaux. Le dopage peut en effet aussi conduire indirectement à des changements cardiovasculaires extrêmes, en raison de la réalisation de programmes d’entraînement plus intensifs et du dépassement des limites de l’adaptation physiologique. À chaque nouveau cas de dopage, les mesures en place pour garantir une «compétition propre» sont remises en question. Dans cet article, nous nous penchons sur la logique et les implications des stratégies antidopage actuelles et sur les mesures alternatives potentielles.
Des sportifs sous pression
Dopés ou pas dopés? Malheureusement, c’est souvent la première question que l’on se pose lorsque des sportifs de haut niveau réalisent une performance exceptionnelle. Les sportifs contrôlés positifs à un produit dopant sont pointés du doigt dans les médias et taxés de tricheurs et de mauvais joueurs. En effet, les sportifs de haut niveau ne doivent pas seulement être bons dans leur discipline; on attend également d’eux qu’ils soient des exemples pour les jeunes et le reste de la population. En revanche, il règne dans notre société un besoin irrésistible de sans cesse repousser ses limites. Partout dans le monde, l’excellence sportive est vantée et considérée comme un moyen de mettre en avant l’identité nationale. Les intérêts commerciaux et financiers sont énormes. Les sportifs de haut niveau ont un statut professionnel et sont payés pour obtenir des résultats. Pour eux, des performances médiocres sont synonymes de perte de sponsors, avec des conséquences majeures pour la suite de leur carrière.
On peut affirmer que le dopage est à la fois la conséquence de la commercialisation du sport moderne de haut niveau et une menace pour le soutien public dont il jouit. Les fans de sport, les sponsors et les fédérations sont tous touchés par les nouvelles révélations sur les affaires de dopage, mais les premières victimes sont les sportifs eux-mêmes. En effet, les exploits sont rapidement mis en doute, et les périodes avec de moins bons résultats soulèvent souvent des questions à propos des meilleures performances passées. Pensez, par exemple, aux derniers championnats du monde d’athlétisme, lorsqu’en conférence de presse, des journalistes ont demandé, à juste titre, aux médaillés du 100 mètres «si les moins bons temps en finale étaient liés aux contrôles antidopage plus stricts». Les sportifs sont soumis à la pression du résultat et sont, de ce fait, constamment poussés à l’extrême. Les cas de dopage sont très médiatisés et présentés à la population comme un «choix» du sportif de «tricher». La réalité est cependant bien plus complexe. Le sport et la science sont indissociables. Les scientifiques ont toujours été intrigués par les performances des sportifs, et il existe un désir mutuel d’améliorer les performances individuelles. On comprend dès lors facilement que cette quête perpétuelle du progrès s’oppose à l’idéal d’un sport «propre».
L’approche classique: interdire
Pour protéger le droit fondamental des sportifs à évoluer dans un sport sans dopage, l’Agence Mondiale Antidopage (AMA) a rédigé un Code. L’un des piliers de ce programme de lutte contre le dopage est la liste des substances et méthodes interdites (Tableau 1). L’utilisation, intentionnelle ou non, des substances figurant sur cette liste équivaut à une infraction au Code et est obligatoirement punie d’une sanction. Le problème avec la stratégie antidopage actuelle et l’utilisation d’une liste de substances interdites est que ce système accuse souvent plusieurs années de retard, en raison des nouveaux produits dopants qui sont encore inconnus ou trop peu connus et dont les méthodes de détection ne sont pas encore suffisamment développées ou peuvent être contournées (1). Pour parer à ce problème, l’AMA a mis sur pied un programme de surveillance afin d’enregistrer l’utilisation de certaines substances qui ne figurent pas sur la liste des interdictions et d’en déterminer la prévalence d’usage dans le sport de haut niveau. Ce type de système requiert toutefois une transparence de la part des sportifs et de leur entourage quant à l’usage réel de substances, ce qui, dans la réalité, est souvent problématique. Un exemple bien connu est celui du meldonium, un médicament pour l’angine de poitrine utilisé en Europe de l’Est et uniquement enregistré pour usage médical dans une dizaine de pays d’Europe de l’Est. À la suite de plusieurs cas anecdotiques d’utilisation du meldonium par des sportifs, cette substance a été reprise dans le programme de surveillance en janvier 2015. Concrètement, cela signifie que les sportifs qui prenaient du meldonium devaient le signaler, mais ne risquaient aucune sanction pour cela (2).
Toutefois, lors d’un contrôle antidopage de 662 athlètes qui participaient aux Jeux européens de Bakou en 2015, seuls 3% (n = 23) d’entre eux ont déclaré prendre du meldonimum, alors que 9% ont été contrôlés positifs à cette substance (3). En raison des suspicions de mésusage, le meldonium a finalement été placé sur la liste des substances interdites en janvier 2016, et ce malgré l’absence de données scientifiques concluantes dans le contexte de la pratique d’un sport de compétition ou concernant un effet dopant et l’innocuité de la prise de ce produit par les sportifs (2). Dans la culture actuelle de la médecine factuelle, cette façon de faire est tout à fait inconcevable.
L’alternative: une liste de produits autorisés
Dans un article de synthèse publié dans Circulation, La Gerche et Brosnan proposent une stratégie antidopage alternative (4). Plutôt que de se baser sur une liste de substances interdites, ils suggèrent de s’appuyer sur une liste restreinte de produits autorisés. Les auteurs estiment que dans les faits, ce type d’approche reflète bien mieux l’excellent état de santé des jeunes athlètes qui, en tant que sportifs de haut niveau, n’ont besoin que de très peu d’interventions pharmacologiques, voire aucune. L’objectif serait de passer d’un système n’interdisant l’usage d’une substance qu’à partir du moment où il apparaît qu’elle est utilisée de manière impropre à grande échelle à un système dans lequel toutes les médications seraient interdites, à l’exception d’une liste restreinte de médicaments dont l’efficacité est avérée. Une telle liste pourrait notamment inclure les AINS, les corticostéroïdes inhalés, certains antibiotiques et des vaccins. En outre, l’objectif de cette démarche ne serait pas de répertorier tous les médicaments susceptibles d’être pris par les sportifs. Si la prise d’un certain médicament pour lequel il n’existe aucune alternative valable est indiquée, le système existant de l’«exception thérapeutique» permet de continuer à prendre ce produit moyennant l’introduction d’une demande écrite et la documentation du problème médical. Autrement dit, l’usage de toute médication est en principe illégal, à moins qu’elle ne figure sur la liste des produits autorisés ou qu’une demande écrite d’exception thérapeutique ait été introduite.
Même si l’approche proposée par La Gerche et al. est tout à fait sensée, un certain nombre de défis subsistent bien évidemment. Tout d’abord, il sera d’autant plus important d’établir une distinction entre médicaments et compléments. Nous pensons, par exemple, à l’usage de substances autorisées telles que le jus de betterave rouge, la coenzyme Q10, le carboloading, etc. Tout est une question de concentration et, par conséquent, de nocivité. Les compléments ne sont pas interdits dans le Code actuel de l’AMA, mais leur utilisation accroît le risque d’infraction à la réglementation antidopage, dans la mesure où des substances interdites peuvent être ajoutées au cours du processus de fabrication sans que cela ne soit mentionné clairement sur l’étiquette. Les sportifs sont objectivement responsables de la présence d’une substance interdite dans un complément, qu’elle ait été utilisée intentionnellement ou non. De nouveau, il convient de se demander si les sportifs de haut niveau super entraînés qui ont une alimentation variée ont absolument besoin de compléments alimentaires (5). Naturellement, il existe des situations dans lesquelles une supplémentation en vitamines ou en minéraux peut être indiquée, par exemple pour les sportifs qui suivent un régime hypocalorique ou qui, pour l’une ou l’autre raison, ont une alimentation exclusive. Dans ces cas-là, une supplémentation ciblée peut être recommandée sur une base individuelle, en accord avec le médecin ou les diététiciens du sport (5). Cependant, la réalité est tout autre. On a constamment l’impression que le sport de haut niveau est indissociable de la prise de multiples compléments et autres substances nécessaires pour intégrer l’élite sportive. Il n’est donc pas étonnant que le problème du dopage touche désormais aussi le monde du sport amateur. D’après les données de l’enquête Nationaal Prevalentie Onderzoek (NPO) Middelengebruik réalisée aux Pays-Bas en 2005 auprès d’adeptes du fitness, 8,2% d’entre eux, soit 160.000 personnes, avaient pris des produits dopants au cours de l’année écoulée (6).
Un deuxième argument avancé par La Gerche et al. pour soutenir l’adoption d’un système reposant sur une liste restreinte de substances autorisées concerne l’influence indirecte potentielle du dopage sur le cœur et les vaisseaux sanguins. En effet, outre les effets secondaires cardiaques «directs» plus ou moins connus des substances figurant sur la liste antidopage de l’AMA, il se peut que le dopage entraîne une adaptation cardiovasculaire extrême en raison des programmes d’entraînement plus intensifs et des périodes de récupération plus courtes que les sportifs ne pourraient pas supporter sans prendre de produits dopants. Cette thèse est notamment soutenue par les résultats d’une étude française qui a évalué les dimensions et la fonction cardiaques de cyclistes professionnels ayant participé au Tour de France en 1995 (148 coureurs) et en 1998 (138 coureurs) (7). Il est généralement admis que la prise de produits dopants, en particulier d’érythropoïétine, a considérablement augmenté au cours de cette période. On pense notamment à l’affaire Festina, qui a éclaté au grand jour lors de l’édition de 1998. Ce qui est intéressant, c’est qu’au cours de cette même période, Abergel et ses collaborateurs ont constaté une augmentation significative du diamètre du ventricule gauche (de 59,4mm à 61,2mm; p = 0,0003) ainsi qu’une diminution de la fraction d’éjection ventriculaire gauche (de 63,6% à 59,1%; p < 0,0001), malgré un âge, un poids et une surface corporelle identiques (7). L’augmentation simultanée du dopage et des dimensions cardiaques durant cette même période alimente les spéculations à propos d’un possible lien de causalité entre ces deux observations, d’autant plus qu’on connaît très bien la corrélation entre la capacité à l’effort et les dimensions cardiaques (8, 9). À long terme, ce «surentraînement» du système cardiovasculaire pourrait être dangereux pour la santé. De plus en plus d’éléments indiquent qu’une pratique sportive extrême, en particulier la pratique intensive d’un sport d’endurance pendant de nombreuses années, peut induire chez certains athlètes des changements structurels et fonctionnels associés à la fibrose myocardique et au développement d’un substrat pro-arythmogène (10-13). Bien que la relation dose-réaction entre la pratique sportive et les effets sur la santé ne soit pas encore tout à fait claire et que la possibilité d’une «pratique sportive trop intensive» reste actuellement sujette à controverse (10-14), il est plausible que le dopage permette aux athlètes de repousser les limites de la physiologie normale. Si cela permet aux sportifs d’accomplir des performances extraordinaires, cela les expose également à un plus grand risque de développer une fibrillation auriculaire, voire des arythmies ventriculaires potentiellement mortelles (15).
La question est toutefois de savoir si ces effets indirects potentiels à long terme constituent un argument suffisant pour interdire certaines substances. On entend souvent dire que les sportifs de haut niveau doivent montrer l’exemple d’une hygiène de vie saine. Or l’objectif premier du sport de haut niveau n’est pas de promouvoir un mode de vie sain ou «la santé», mais d’obtenir des résultats et de repousser les limites. Dans des sports tels que le football ou la gymnastique, par exemple, les contraintes (excessives) exercées sur les articulations et les tendons peuvent accroître, à long terme, le risque de problèmes articulaires dégénératifs comme l’arthrose. Dans ce cas-là, le choix de pratiquer un sport de haut niveau ne peut pas être assimilé au choix d’un mode de vie sain.
On peut également se demander si, dans les faits, l’interdiction de toutes les substances se traduirait par une énorme différence au niveau de l’usage réel de produits dopants. Dans l’affaire Armstrong, par exemple, tant les coureurs que leur entourage étaient parfaitement au courant des pratiques de dopage, mais comptaient sur l’inefficacité des méthodes de détection (16). Il importe aussi de souligner que d’après le Code actuel de l’AMA, toutes les substances n’ayant pas été approuvées par des autorités gouvernementales pour un usage chez l’être humain sont déjà interdites. La question qui revient dès lors régulièrement est de savoir s’il ne serait pas préférable d’autoriser le dopage. Pour reprendre les mots de Julian Savulescu, expert en bioéthique: «Performance enhancement is not against the spirit of sport; it is the spirit of sport. To choose to be better is to be human. Athletes should be given this choice. Their welfare should be paramount. But taking drugs is not necessarily cheating. The legalisation of drugs in sport may be fairer and safer» (17). Même si ce point de vue ne tient pas compte du risque inhérent d’effets cardiotoxiques directs de certaines substances, nous devons effectivement nous demander si le fait qu’un produit améliore les performances doit entrer en ligne de compte dans la décision d’interdire ou non des substances spécifiques. Une option alternative pourrait être d’autoriser un produit donné à la seule condition qu’il soit sûr, autrement dit qu’il n’ait pas d’effets nocifs directs sur la santé. Par ailleurs, on peut également remettre en question la définition de mésusage (Tableau 1) utilisée dans la politique de surveillance de l’AMA. Par exemple, la décision de placer le meldonium sur la liste des substances interdites en 2016 a été prise essentiellement sur la base d’un pourcentage anormalement élevé d’utilisations hors indication de ce produit (dans l’hypothèse où la majorité des sportifs contrôlés positifs ne souffraient pas d’angine de poitrine), plutôt qu’en se basant sur des données relatives aux effets dopants ou potentiellement nocifs sur la santé des sportifs.
En guise de conclusion: notre point de vue
Nous sommes d’accord sur le fait qu’il convient de prendre une nouvelle direction pour évoluer vers un programme antidopage plus équilibré centré sur la sécurité du sportif, aussi bien à court qu’à long terme. Reste toutefois à déterminer le meilleur moyen d’y parvenir. Plutôt que d’interdire tous les produits, nous sommes d’avis qu’il faut avant tout une plus grande transparence concernant l’utilisation réelle de substances. Le talon d’Achille du programme antidopage actuel réside dans l’inefficacité des techniques de détection et le sous-rapportage de l’utilisation de produits par crainte de sanctions. Dans ce contexte, la mise en place d’un système interdisant encore plus de substances (voire pratiquement toutes) ne ferait qu’inciter encore davantage à la dissimulation. Dans ce sens, il semble qu’une refonte du programme de surveillance sans sanctions aurait davantage de chances d’aboutir à un système plus transparent dans lequel les sportifs pourraient faire leurs «révélations» de manière confidentielle. Ce n’est que quand nous saurons quelles substances les sportifs prennent effectivement que nous pourrons évaluer les effets nocifs potentiels sur la santé. Dans ce type de système, l’accent serait mis sur la surveillance des effets sur la santé plutôt que sur le caractère dopant. Les motifs de sanction seraient dès lors moins importants, ce qui constituerait un avantage pour les sportifs eux-mêmes. Bien évidemment, cela ne concerne que les substances approuvées pour une utilisation chez l’être humain qui ne figurent pas sur la liste des interdictions. Pour déceler les cas de mésusage de ces substances, l’AMA a introduit le système de violation des règles antidopage non analytiques, ainsi que le passeport biologique. Dans ce système, des variables biologiques qui indiquent indirectement un recours potentiel au dopage font l’objet d’un suivi longitudinal. Cet enregistrement de signaux biologiques constitue une technique de détection plus sophistiquée que le dépistage direct de substances interdites. Nous plaidons en faveur de la mise en place d’un système similaire pour l’évaluation et le suivi des effets sur la santé associés aux substances figurant sur la liste de surveillance. À cet égard, il est essentiel que le suivi des sportifs et le rapportage des substances utilisées se fassent de manière systématique. À l’avenir, il faudra déterminer quelle instance devra se charger d’un tel suivi, et avec quel financement.