Il demeure très ardu de détecter les signes d’une conscience résiduelle chez les patients gravement cérébrolésés. À travers la thèse de doctorat qu’il a réalisée récemment au sein du Coma Science Group (ULg/CHU de Liège), Damien Lesenfants a proposé une nouvelle interface cerveau-ordinateur susceptible d’améliorer le diagnostic de ces cas ambigus.
Introduction
De plus en plus de vies sont sauvées grâce aux progrès de la médecine de réanimation. Toutefois, les succès rencontrés ne peuvent occulter une autre réalité, parallèle: la multiplication du nombre de patients cérébrolésés plongés dans des états de conscience altérés souvent irrémédiables (état végétatif/non répondant, état de conscience minimale*), voire emmurés, avec un niveau de conscience intact, dans l’immobilité d’un locked-in syndrome (LIS).
La limite entre l’état végétatif/non répondant et l’état de conscience minimale est difficile à cerner par l’évaluation clinique des patients. Et souvent même, des patients LIS sont considérés à tort comme relevant d’un de ces états. Classiquement, l’évaluation clinique des patients se fonde sur l’examen de leurs réponses motrices à l’aide d’échelles comportementales. Comme l’ont montré Caroline Schnakers, chargée de recherches au FNRS, et le professeur Steven Laureys, directeur du Coma Science Group (ULg/CHU de Liège), le diagnostic ainsi posé est erroné dans quelque 40% des cas (1).
Dans la thèse de doctorat (2) qu’il a réalisée au sein du Coma Science Group et qu’il a défendue récemment, Damien Lesenfants, ingénieur civil spécialisé dans le biomédical, écrit: «Les échelles comportementales sont principalement basées sur les réponses motrices et sur la compréhension verbale du sujet. Ceci rend le diagnostic difficile dans cette population souffrant souvent de troubles moteurs, d’aphasie et d’une vigilance fluctuante. De plus, la fiabilité du diagnostic avec ces outils dépend de l’expérience de l’expérimentateur. Par conséquent, il est important de développer des outils paramédicaux objectifs et indépendants du contrôle moteur afin de détecter ces signes de conscience lorsqu’aucune réponse évidente n’est observée au chevet du patient.»
Le Coma Science Group (ULg) a participé à divers projets de cette nature, mettant à l’honneur les interfaces cerveau-ordinateur.
Potentiels évoqués cognitifs
Le recours systématique à une échelle comportementale standardisée et sensible, comme «l’échelle révisée de récupération de coma» (Coma Recovery Scale-Revised – CRS-R), développée aux États-Unis par l’équipe de Joseph Giacino et validée en français et en néerlandais par Caroline Schnakers et Steven Laureys (3), a permis de ramener le taux d’erreurs de diagnostic à 31%. Et quand, pour affiner ce dernier, les neurologues font appel à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ou, mieux encore dans ce cas, à la tomographie par émission de positons (PET-scan), le taux d’erreurs descend à 20% environ.
«L’IRMf et le PET-scan puisent directement l’information dans le cerveau», indique Damien Lesenfants. «Ils sont donc susceptibles d’y montrer une éventuelle activation en réponse à une commande même si, souffrant de troubles moteurs, le patient est incapable de bouger.» Toutefois, le taux d’erreurs résiduelles demeure non négligeable. En outre, l’IRMF et le PET-scan présentent plusieurs inconvénients, dont notamment leur coût, le fait d’être peu disponibles, leur non-portabilité, leur sensibilité aux mouvements du patient et la durée d’acquisition des données, les personnes soumises à l’examen disposant de capacités de concentration très limitées.
Aussi, depuis quelques années, l’intérêt s’est-il porté sur la conception d’outils à la fois sensibles, peu coûteux et faciles d’emploi. De nombreux efforts ont été déployés dans ce sens, en particulier en s’appuyant sur l’EEG et les potentiels évoqués cognitifs. Le Coma Science Group a participé à divers projets de cette nature, mettant à l’honneur les interfaces cerveau-ordinateur (BCIs). L’un des plus aboutis est celui qui vient de faire l’objet de la thèse de doctorat de Damien Lesenfants.
Comme le précise le principal intéressé, le but poursuivi était «d’utiliser la technologie des interfaces cerveau-ordinateur afin de développer un outil de diagnostic indépendant du contrôle moteur et permettant d’évaluer objectivement la réponse à la commande chez des patients souffrant de locked-in syndrome et de troubles de la conscience». Un objectif complémentaire était de parvenir, via l’interface, à établir une communication avec les patients conscients.
Overt ou covert
Pouvoir déterminer pour chaque patient gravement cérébrolésé s’il dispose d’une conscience résiduelle constitue une quête essentielle à la fois sur le plan médical et sur le plan éthique. De fait, le pronostic (chances de récupération) et les techniques de revalidation diffèrent selon qu’un patient est en état végétatif/non répondant, en état de conscience minimale ou en locked-in syndrome. Le traitement médical est différent également, dans la mesure où les patients en état de conscience minimale éprouvent la douleur physique (4), contrairement à leurs homologues en état végétatif/non répondant, qui y sont hermétiques. Enfin, se pose de façon aiguë la question de la décision de fin de vie. «Lorsque des signes de conscience sont présents, il est primordial d’essayer d’établir un dialogue avec le patient concerné afin de lui permettre d’exprimer ses sentiments, ses besoins (souffre-t-il ?) et ses souhaits, notamment en matière de fin de vie (5)», commente Steven Laureys.
Plusieurs modalités ont été proposées comme support des interfaces cerveau-ordinateur. Par exemple, les potentiels évoqués moteurs. Damien Lesenfants a opté pour la technique des potentiels évoqués visuels en régime permanent (en anglais, Steady State Visually Evoked Potential – SSVEP). Quels sont leurs avantages? La faible influence des artéfacts musculaires, oculaires et des mouvements, la réduction de la durée de l’examen, celui-ci ne requérant aucun entraînement de l’utilisateur, et un rapport signal/bruit et un taux de transfert d’information élevés.
«Dans les SSVEP-BCIs, un ou plusieurs stimuli oscillant à des fréquences constantes et différentes sont présentés à l’utilisateur», souligne Damien Lesenfants dans sa thèse. «Lorsque ce dernier concentre son attention sur un stimulus, une augmentation de l’activité EEG à la fréquence du stimulus est détectée au niveau des zones postérieures, et en particulier dans les aires occipitales.»
Avant les travaux du doctorant de l’ULg, l’un des écueils auxquels se heurtaient les SSVEP-BCIs était qu’ils dépendaient du contrôle du regard, donc des nerfs périphériques et des muscles. Or, nous l’avons évoqué, certains patients cérébrolésés ne possèdent plus ce contrôle moteur. Ces systèmes, où l’individu doit orienter les yeux dans la direction du ou d’un des stimuli cibles présentés dans son champ visuel, relèvent de ce que les spécialistes appellent l’attention «overt». Leur applicabilité à des patients dont le contrôle visuel est altéré ou inexistant est problématique. Aussi Damien Lesenfants a-t-il choisi de concevoir un système basé sur le concept alternatif d’attention «covert», indépendant du contrôle moteur, où le sujet se concentre mentalement sur le stimulus cible sans devoir bouger les yeux.
Système hybride SSVEP/entropie
Dans le système mis au point au sein du Coma Science Group, un panneau est placé à 30cm de la tête du sujet. Il se présente sous la forme d’un damier de 7 x 7cm² composé de diodes électroluminescentes carrées de 1 x 1cm², les unes jaunes, les autres rouges. Les deux types de stimuli (diodes jaunes, diodes rouges) se trouvent ainsi en permanence dans le champ visuel du sujet. Toutefois, selon leur couleur, les diodes émettent des flashes lumineux à des fréquences différentes: 10 hertz pour les rouges, 14 hertz pour les jaunes. «Le sujet est équipé de 12 électrodes placées à l’arrière du crâne au niveau des aires visuelles du cortex occipital», indique Damien Lesenfants. «S’il se concentre sur une couleur, l’activité des neurones de ces aires se synchronisera avec la fréquence de clignotement des carrés correspondants.»
Les performances de cette «covert SSVEP-BCI» ont d’abord été testées sur des sujets sains. Comme avec d’autres systèmes de ce type, elles ont été de l’ordre de 70%, ce qui est insuffisant pour permettre d’envisager d’appliquer la technique dans le contexte de lésions cérébrales graves. Au cours de l’étape suivante de ses recherches, Damien Lesenfants s’est efforcé d’optimiser le système en agissant sur plusieurs paramètres (le temps de concentration, l’algorithme d’extraction des caractéristiques, le nombre d’harmoniques…). Par ailleurs fut élaboré un nouvel algorithme de sélection automatique du sous-ensemble d’électrodes censé être le plus pertinent pour chaque sujet testé, eu égard aux caractéristiques de son cerveau.
«Notre covert SSVEP-BCI a alors atteint un niveau de performances de 85% chez les sujets sains, ce qui nous permettait de le tester chez des patients en locked-in syndrome», rapporte le doctorant de l’ULg. «Chez ces patients cérébrolésés, les performances sont plus faibles que chez les sujets sains. Aussi, en partant de performances de 60 ou 70% chez ces derniers, n’aurions-nous pu obtenir que des résultats équivalents au hasard statistique chez les patients LIS.»
Dans le locked-in syndrome, l’évaluation de l’interface s’opère à deux niveaux: d’une part, la capacité du système à détecter la réponse à la commande et, d’autre part, son aptitude à servir de moyen de communication entre le patient et le monde extérieur.
Les performances obtenues furent relativement décevantes. La covert SSVEP-BCI ne dévoila une réponse à la commande que chez 2 patients sur 6, alors que tous étaient conscients, par définition, et une communication ne put être établie qu’avec 1 patient sur 4.
«Manifestement, il fallait encore améliorer le système», dit Damien Lesenfants. «C’est pourquoi, parallèlement à la tâche initiale demandée (se concentrer sur les diodes rouges ou les diodes jaunes), nous avons étudié l’attention focale, c’est-à-dire le degré de concentration du sujet sur la cible désignée. Plus précisément, cette méthode alternative de détection de réponses volontaires reposait sur l’évaluation, par le biais de l’entropie spectrale, du niveau d’attention du sujet lors de la réalisation de la tâche demandée et, partant, de son investissement conscient dans l’accomplissement de cette tâche. Grâce à ce système hybride combinant deux méthodes d’évaluation, nous avons obtenu un niveau de performances de 95% chez les sujets sains et les patients LIS.»
La carte de la complémentarité
Le nouveau système hybride SSVEP/entropie a ensuite été testé chez des patients présentant des désordres de la conscience. Avec quels résultats? Une réponse à la commande fut détectée chez la majorité des patients qui avaient préalablement été diagnostiqués en état de conscience minimale sur la base d’une évaluation comportementale. Le taux de faux négatifs se limita en effet à 9%, tandis qu’aucun faux positif ne fut enregistré. «Notre système hybride semble en conséquence une meilleure alternative que les autres systèmes BCI présentés précédemment dans la littérature relative aux troubles de la conscience, leur taux de faux négatifs oscillant entre 25 et 100%», déclare Damien Lesenfants.
Mais quid de la communication avec les patients LIS au moyen d’une interface hybride? Le développement d’un tel outil basé sur la modulation de l’attention fera l’objet de prochaines recherches de Damien Lesenfants. Certes, nombre de patients LIS communiquent par d’autres canaux, notamment via le mouvement vertical des yeux ou le clignement palpébral. Mais dans le locked-in syndrome complet, l’immobilité est totale, y compris au niveau des yeux. Par ailleurs, s’ils sont désordonnés comme dans le cas d’un nystagmus, les mouvements oculaires sont inexploitables par les systèmes d’eye-tracking. D’où l’intérêt, pour une frange de patients LIS, d’un système d’interface cerveau-ordinateur.
Entendu comme moyen de détection d’une conscience résiduelle chez les patients gravement cérébrolésés, le système hybride SSVEP/entropie n’est pas voué à faire cavalier seul. Au contraire, il a la vocation de jouer la carte de la complémentarité avec les autres approches existantes – échelles comportementales, BCIs, etc. «La combinaison de plusieurs tests vise à réduire au maximum l’incertitude dans un domaine où il n’existe pas de ‘gold standard’. Le futur est plus que jamais à la combinaison des informations», conclut Steven Laureys.
Un improbable dialogue |
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En 2006, des chercheurs des Universités de Liège et de Cambridge furent les premiers à réussir la gageure de communiquer avec une personne gravement cérébrolésée réputée inconsciente sur la base de tests comportementaux (6). Ils parvinrent en effet, sur la base de l’enregistrement de l’activité cérébrale d’une patiente déclarée à tort en état végétatif, à décrypter ses réponses (positives ou négatives) à des questions basiques. L’interface utilisée était l’IRMf en temps réel (real time IRMf). L’activité cérébrale de la patiente fut enregistrée alors que cette dernière était censée s’imaginer en train de jouer au tennis si elle voulait répondre «oui» à une question, ou en train de déambuler dans sa maison si elle voulait y répondre «non». Par la suite, les scientifiques réitérèrent cette expérience avec succès sur d’autres patients. |
Notes
* L’état de conscience minimale se caractérise par l’incapacité du sujet à suivre de manière «consistante» des instructions simples, bien qu’il ait conscience de son environnement. Ainsi, il sourira parfois à des proches, et à eux seuls, ou exécutera de temps à autre des mouvements volontaires. Mais s’il lui arrive de répondre à des ordres simples comme «Pincez-moi la main», il ne pourra jamais communiquer ses pensées.
Références
1. Jox RJ, Bernat JL, Laureys S, et al. Disorders of consciousness: responding to requests for novel diagnostic and therapeutic interventions. Lancet Neurology 2012;11(8):732-8.
2. Lesenfants D, Interface cerveau-ordinateur, locked-in syndrome et troubles de la conscience, 2014.
3. Schnakers C, Majerus S, Giacino J, et al. A French validation study of the Coma Recovery Scale-Revised (CRS-R). Brain Injury 2008;22:786-92.
4. Boly M, Faymonville ME, Schnakers C, et al. Perception of pain in the minimally conscious state with PET activation: an observational study. The Lancet Neurology, novembre 2008.
5. Coma Science: clinical and ethical implications, édité par Steven Laureys, Nicholas D. Schiff et Adrian M. Owen, Elsevier, Progress in Brain Research, volume 177, 2009.
6. Owen AM, Coleman MR, Boly M, et al. Detecting awareness in the vegetative state. Science 313, 2006.