Les répercussions de l’épidémie de Covid-19 constituent une véritable épreuve pour l’organisation des soins de santé. Les mesures imposées par le gouvernement visaient à ralentir et même à infléchir la propagation de l’infection. Toutefois, ces mesures ont également un impact économique considérable. Nous avons discuté du difficile équilibre entre économie et santé avec Lieven Annemans, professeur d’économie de la santé à l’Université de Gand et à la VUB (Vrije Universiteit Brussel).
Pourriez-vous expliquer le concept de ‘QALY’ et estimer combien de QALY les mesures gouvernementales vont générer pour les infections par le Covid-19?
Lieven Annemans: Le concept de QALY (quality-adjusted life year ou année de vie corrigée d’un facteur qualité) a été introduit par les économistes de la santé. Il s’agit d’un paramètre de santé, au même titre que les kilogrammes, qui sont utilisés pour déterminer le poids. Supposons qu’une personne a une espérance de vie de 10 ans, mais que sa qualité de vie n’atteint que 50%: dans ce cas, nous disons que cette personne a encore 5 QALY (Figure 1). Si on peut améliorer la qualité de vie, on gagne des QALY. Si on peut prolonger la vie de quelqu’un, on gagne également des QALY, mais il va de soi que cela dépend de la qualité de cette vie. L’objectif que nous nous fixons est de savoir combien de QALY nous pouvons gagner pour les patients.
Dans le cadre de l’économie de la santé, nous fixons des limites à cet égard, car les moyens que nous pouvons consacrer aux soins de santé ne sont pas illimités. En Belgique, le montant utilisé est de 40.000 euros par QALY. Supposons qu’un nouveau traitement contre le cancer coûte 60.000 euros, ce qui est assez cher en soi, mais que ce traitement donne également 3 QALY. Dans ce cas, nous dirons que ce traitement est rentable, car son coût revient à 20.000 euros par QALY. Par contre, un médicament qui coûte 200.000 euros mais qui ne donne qu’un demi-QALY coûterait en réalité 400.000 euros par QALY, ce qui est bien supérieur à cette limite. En tant que société, nous ne pouvons pas nous permettre une telle dépense, car cela représenterait une somme beaucoup trop élevée pour un très faible gain en termes de santé.
Actuellement, nous constatons d’énormes sacrifices économiques pour combattre ce virus. Différentes estimations existent, mais le montant se chiffre en dizaines de milliards d’euros, rien que pour la Belgique. La question est alors de savoir combien de QALY y sont opposés. Ceci est très difficile à estimer à l’heure actuelle, car nous devrions pouvoir calculer précisément ce qui se serait passé si nous n’avions pas pris toutes ces mesures. Des prévisions et des calculs existent déjà, mais ils sont encore un peu trop vagues. Certains disent que le prix d’un QALY est bien supérieur à la limite de 40.000 euros et qu’il pourrait même atteindre plusieurs millions par QALY.
Le prix n’est-il pas trop élevé pour une année de vie sauvée? Cette politique est-elle bien adéquate?
Au début de cette crise, les économistes de la santé sont à juste titre restés silencieux. À ce moment, il eût été déplacé de dire: «avant de prendre une mesure, calculons quel en sera le coût et combien de QALY nous pouvons gagner». Il va de soi que nous n’en avions pas le temps. Face à une catastrophe imminente, il faut agir rapidement, et des mesures correctes ont été prises, dans différents pays, selon des modalités différentes. Aujourd’hui, après plusieurs semaines, il ne s’agit plus de juger de la pertinence ou non d’un confinement, mais de savoir si un maintien ou une levée progressive des restrictions sont indiqués. Entre-temps, nous connaissons mieux le virus et son taux de reproduction, notre capacité de testing a augmenté et nous avons une meilleure idée des traitements possibles, de sorte que nous pouvons maintenant mieux pondérer les choix, pour la suite de la stratégie.
Peut-on faire une comparaison ici avec le prix considéré comme acceptable pour les médicaments?
Comme nous l’avons déjà mentionné, la limite souvent utilisée en Belgique pour un QALY est de 40.000 euros. Toutefois, il y a des exceptions à cette règle. Ainsi, dans le cas de personnes atteintes de maladies très graves, la société a tendance, à juste titre, à aider ces personnes en priorité. Dans certains pays, la limite est alors portée à 100.000 euros par QALY. Pour les problèmes graves, la société semble donc encline à payer davantage. En cas de catastrophes ou de situations très urgentes, lorsque des vies sont en jeu, on constate que cette limite est également rehaussée, parfois jusqu’à 200.000 à 300.000 euros par QALY. Cette limite stricte de 40.000 euros n’est donc pas toujours valable. En fonction de la situation, on peut investir davantage pour gagner des QALY.
Quels sont les préjudices possibles pour la santé, suite à un confinement de longue durée?
Le confinement a bien sûr eu des avantages. Sans lui, nous aurions déploré bien plus de décès. Mais plus les mesures durent longtemps, plus les inconvénients deviennent apparents. Il y a des conséquences économiques, avec des pertes financières, du chômage et davantage de pauvreté. Il va de soi que tout ceci a également des conséquences sur la santé. Les personnes qui ont des difficultés financières ont davantage de problèmes de santé. Pendant le confinement, on a déjà constaté une augmentation des problèmes de santé mentale, qui perdureront certainement après le confinement. Un autre inconvénient d’un confinement est que les patients souffrant d’autres pathologies que le Covid-19 sont un peu délaissés. Il y a aussi des cas redevables de soins nécessaires et urgents. Là aussi, il y aura des conséquences négatives majeures. Si un confinement se prolonge trop longtemps, les conséquences négatives continueront à augmenter, jusqu’à ce que les dommages causés par le confinement dépassent les bénéfices de celui-ci.
Selon vous, quelles seraient les futures mesures politiques opportunes, dans le cadre de l’équilibre entre préjudices économiques et gains de santé?
Je ne peux pas me prononcer à ce sujet. Ce n’est pas à moi de dire comment les choses doivent se passer. Une telle décision doit être prise dans le cadre d’un consensus entre différentes disciplines. Un groupe d’experts s’occupe de ceci au niveau fédéral. D’autres groupes ont déjà été mis en place pour y réfléchir. De telles mesures doivent être progressives, tout en continuant à protéger au mieux la population. En effet, le virus n’a pas encore disparu. Toutes sortes d’autres facteurs entrent en jeu, comme l’optimisation du traitement, la stratégie de testing, la réouverture progressive des écoles et des entreprises.
Les économistes de la santé sont-ils suffisamment impliqués dans la prise de décisions au sujet de la gestion du Covid-19?
Je pense que oui. Au début de l’épidémie, ce n’était pas le cas et les économistes de la santé n’ont pas été impliqués. Il appartenait aux épidémiologistes, aux infectiologues et aux virologues d’élaborer un scénario clair pour contenir ce virus et stopper sa propagation. À l’heure actuelle, on en sait déjà beaucoup plus, et on s’interroge sur les choix qui doivent être faits en matière de stratégie de déconfinement. Cette phase nécessite également de faire appel aux économistes de la santé, parmi beaucoup d’autres disciplines. Il s’agit maintenant d’un exercice interdisciplinaire qui vise à déterminer la stratégie optimale pour sortir de ce tunnel.
> Retrouvez l'interview du Pr Lieven Annemans sur MedFlix #6
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Simone ULRIX
12 mai 2020La question ne devrait-elle pas être: comment justifier le prix d'un traitement?
Comment justifier un traitement qui coûte à la société et au patient 200.000€?
Peut-on accepter et doit-on condamner une entreprise ( et ses actionnaires) qui pousse le prix d'un traitement jusqu'au maximum acceptable pour sauver 1 QALY?