Le désir d'île

Tatiana de Perlinghi vient de publier Terre Adélaïde, son premier roman paru aux éditions MEO à Bruxelles. L’auteure sait manier un récit, le construire, le déconstruire, lui conférer des allures d’odyssée singulière. Elle a appris, par ailleurs et de différentes façons, cet art du récit qui se déploie ici, entre autres comme réalisatrice de documentaires…

Elle a choisi une phrase tutélaire de Constantin Cavafy « … quand tu partiras pour Ithaque » comme ouverture de son aventure romanesque, car il s'agit bien d'une aventure, celle d'une autre époque que la nôtre, celle des années quatre-vingt. Et si ce n'est Ulysse, c'est en tout cas Adèle, alias Adélaïde, alias Ada, qui mène le jeu, ou, plus souvent, qui est menée par les circonstances des récits familiaux… Ada s'est nourrie du récit de son grand-oncle Anatole, qui lui parle de « son » île Céphalonie, où le héros familial, pêcheur de poulpes et joueur de luth, a marqué de sa présence la vie de sa nièce… Son oncle, qu'elle appelle Diada (en russe), sera régulièrement la nef qui la conduit là où elle ne pensait pas pouvoir aller.

On la découvre d'abord, dans ce dédale romanesque, à Bruxelles, issue d'une famille bourgeoise, puis plus tard, à l’adolescence, dans les années 80, happée par les sirènes politiques du temps (avec les CCC). C’est une jeunesse de la révolte et de la passion… Elle pratique la photographie et devient une journaliste spécialisée dans tout ce qui fait aujourd'hui la matière première du basculement d'une société : les réfugiés, les migrants, les sans-papiers…

Manifestement, Ada a un cœur grand comme ça et une boussole qui tourne fou ! Tatiana de Perlinghi saisit parfaitement l'état d'esprit de la jeunesse de cette époque, et qu'on retrouve, sous d'autres formes, aujourd'hui, toujours prête à s'engager (comme on disait alors), mais aussi à choisir les chemins les plus difficiles, dangereux même… Quand, soudain, les trois Parques coupent les fils de la vie d’Ada. Elle déprime, son amie Jude vient tout juste d'accoucher, son amant la trahit, et son père meurt trop tôt et brusquement. Elle se retrouve alors confrontée au vide ou au fameux Kairos, qui serait de choisir ce vide comme une chance plutôt que comme un gouffre. Adélaïde va donc partir. Partir, qui est le sésame de toute vie, qui doit se faire, se défaire ou se refaire, mais dans tous les cas, partir ne consiste pas simplement à se contenter de garder la barque à flot. Elle décide donc, à trente-quatre ans, de rejoindre cette île Céphalonie… Et là, nous entendons, de loin, un Ulysse, qui serait de sa lointaine famille, lui dire : « Va devant, va devant, le voyage est toujours fait pour qu'on puisse le raconter, va devant, le tissu de toute vie est finalement le texte qu’on en fait. »

Tatiana de Perlinghi n'écrit pas du bout des doigts, elle malaxe le modèle, elle construit, accepte les accidents qui deviennent de nouvelles ouvertures, et son roman, qui semblait le dédale d'Adèle, devient la piste d'une génération qui choisit des semelles de vent plutôt que des renoncements.

L'auteure fait grandir la pâte romanesque à chaque épisode et accompagne le lecteur dans des zones de plaisir qui sont souvent les plus dangereuses. C'est aussi, rappelons-le, le roman d'une certaine jeunesse européenne qui choisit sa route plutôt que la pension future… C'est un livre où le voyage est le viatique d'une épiphanie ! Une belle découverte pour percer les nuages un peu sombres de notre temps.

Tatiana DE PERLINGHI, Terre Adélaïde, M.E.O., 2024, 216 p., 20 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782807004610

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