Sur un coup de tête, un vieux briscard de la médecine générale - 30 années en solo assumé, en milieu semi-rural - a pris pour la première fois un stagiaire qu’il accueillera ensuite comme assistant. Une décision impulsive, qui l’a tenu éveillé la nuit suivante. Mais qu’avait-il fait, lui si attaché à sa liberté d’organisation? Si agacé à l’avance d’être flanqué d’un toutou suiveur?
Je connais Baptiste (*), il habite à deux pas. Je soigne sa famille depuis des lustres. Un jour, il a débarqué. Il cherchait un stage, puis il lui faudrait une place d’assistant. A la main, il avait une liste, reçue de l’université. Il me demandait conseil. A la 1ère ligne déjà, l’info datait; le confrère s’était réorienté dans l’expertise. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis entendu lui dire: ‘Allez, je vais être ton maître de stage’.
J’avais suivi la formation, dans le temps, sans jamais sauter le pas de prendre quelqu’un. Dare-dare j’ai refait le nécessaire, réactivé l’agréation. Il m’a fallu réaménager mon cabinet, aussi, pour lui faire de la place. Quelle affaire! J’ai vidé des tiroirs que je n’avais pas triés depuis 15 ans…
Actuellement, j’accueille Baptiste en stage de master. Toujours ponctuel – je croyais que ça n’existait plus, les gens comme ça! –, il a soif d’apprendre et n’a pas peur de dépasser un peu son horaire. Il observe et commence à faire des choses tout seul. C’est clair, il a la fibre sociale. C’est tout bon, pour la médecine générale.
Je lui apprends ce qui ne s’enseigne pas dans un auditoire. A ouvrir vraiment les yeux. Décrypter ce qu’il y a derrière la plainte. Comprendre l’agenda du patient. Conduire correctement la consultation. Repérer les incohérences. Se servir de son nez aussi, pour repérer les effluves particuliers des alcooliques, la transpiration des personnes âgées en mal de toilette, l’odeur du quart monde… C’est comme du compagnonnage, une transmission progressive de savoirs pratiques. Parfois aussi, je l’avertis: ‘Ne fais pas comme moi’ quand je renonce à faire se dénuder une personne à qui ça prend des heures.'
Les universités poussent à la multidisciplinarité. Moi, j’exerce seul, mais j’ai mon réseau. Je m’arrange et j’envoie Baptiste en observation chez un pharmacien, un kiné du coin.
Je lui mets un peu la pression, parfois, en restant dans les parages bien sûr. Il a mené 4-5 consultations au poste de garde. J’ai dû le pousser, mais il a vérifié les oreilles d’un bébé de 6 mois – pas si évidente, cette manœuvre, la première fois et sous l’œil acéré de la maman. Il a fait ma prévention cardiovasculaire, avec ce petit moment gênant de mesurer le tour de taille de son mentor… Je l’emmène à la MRS. Il est LA nouvelle tête, la coqueluche des résidents, d’autant qu’il écoute et absorbe leurs récits. Je ne sais plus le ravoir.
Je suis – on est – perpétuellement en retard, par rapport à avant. Une heure au moins, c’est systématique. Encadrer, débriefer, ça prend du temps. J’ai perdu de ma liberté de mouvement aussi, un peu. Quoique. Comme Baptiste habite à deux pas, il rentre. Il n’investit pas trop ma sphère privée, comme l’aurait fait, inévitablement, un étudiant extérieur au ‘terroir’. Parfois, en revanche, mon épouse l’invite à rester partager un repas.
Au départ, je me demandais dans quoi je m’étais embarqué. A présent, je ne regrette pas. Baptiste m’apporte des choses, je complète ses connaissances, ça ‘challenge’ les miennes. Discuter des cas complexes, c’est intéressant. Grâce à lui, je redécouvre l’infinie variété de mon métier. Ça secoue le sentiment d’avoir fait le tour.
Je ne pense pas qu’après lui, j’aurai d’autre assistant. J’aime bien m’investir à fond et avoir formé un futur confrère, c’est déjà pas mal, non? Je ne me vois pas devenir l’un de ces MG réputés pour multiplier les assistants, tout le temps. Les unifs, elles le savent, que certains font ça pour faire tourner la boutique plus que par fibre pédagogique…
En tout cas, je n’aurais jamais pensé que je prendrais du plaisir à cette expérience. C’était un coup de tête, mais un bon.