Modification du dépistage du cancer du col de l’utérus : la mise en garde des pathologistes

Début décembre 2022, le ministre de la Santé Vandenbroucke a proclamé "Bientôt tous les cinq ans un test HPV pour les femmes entre 30 et 64 ans et le ministre fédéral de la Santé publique prévoit 40 millions d'euros à cet effet". Les pathologistes trouvent la modification de ce dépistage contre-productive, un défi logistique et qualitativement inutile. Ils sont constructifs vis-à-vis de la politique, mais rejettent toute responsabilité dans cette « expérience ».

Depuis plus de 50 ans, les pathologistes assurent le dépistage du cancer du col de l'utérus dans la population grâce à l'examen morphologique du "frottis". Terme désuet puisqu'il ne s'agit plus d'un frottis. Le frottis conventionnel avec des cellules étalées sur une lame, la fixation par spray et la coloration de Papanicolaou ont eu leur raison d'être pendant des décennies, mais cette technique par étalement appartient au groupe des pratiques médicales dépassées depuis de nombreuses années. Les pathologistes belges ont beaucoup investi dans l'étude morphologique des échantillons cervicaux avec l'introduction de la "cytologie en phase liquide" (CPL) pour produire des échantillons cytologiques en couche mince. Outre les avantages d'une meilleure collecte/récolte, d'une meilleure fixation et d'une meilleure lisibilité des cellules, la CPL offre l'avantage d'être un milieu valable pour le test HPV. De plus, les préparations en couche mince peuvent être lues automatiquement (= présélection) par une technologie approuvée par la FDA et portant le marquage CE. En d'autres termes, la vieille locomotive diesel est devenue, depuis plus d'une décennie, un train à grande vitesse de haute technologie, de haute qualité et de haute performance... Personne ne parle plus du frottis classique, sauf ceux qui ont raté ce train. 

Détection plus performanté grâce à l'IA

De plus, depuis 2022, les pathologistes belges sont encore plus performants grâce à la lecture assistée par l'intelligence artificielle (IA) des échantillons en couche mince, ce qui rend la détection des cellules anormales encore plus précise. Les laboratoires et les pathologistes réalisent tout cela pour seulement 17 millions d'euros par an (budget national). Nos résultats sont bons : comme le reflète la détection d’un nombre croissant de lésions précurseurs de haut grade traitables du cancer du col de l'utérus (Fig. 1 - ‘Belgique in situ’). De plus, nous maintenons ainsi le nombre de cancers invasifs du col de l'utérus potentiellement mortels à un niveau très bas (Fig. 2 - ‘Belgique invasive’).  Le cancer du col utérin est presque devenu une maladie rare en Belgique. Par ailleurs, l'incidence du cancer du col de l'utérus diminue depuis une vingtaine d'années, principalement grâce à un dépistage de qualité. Les effets bénéfiques de la vaccination contre le HPV ne seront visibles que dans la prochaine décennie. Les cas de cancer du col de l'utérus sont donc principalement enregistrés dans cette population qui échappe à la politique de dépistage. Une portion des femmes (40%) en Belgique ne sont pas couvertes par la politique de dépistage et ceci principalement dans une population socio-économiquement vulnérable et issue de l'immigration. 

Fig. 1 - 'Belgique in situ' Fig. 2 - 'Belgique invasive'

L'augmentation du nombre de cas des cancers in situ (= précurseurs du cancer du col de l'utérus) enregistré est principalement due à une sensibilité accrue de la méthodologie, à un élargissement de la définition et à un meilleur enregistrement par les laboratoires.  La bonne nouvelle est que le risque cumulé de cancer du col de l'utérus chez les femmes en Belgique n'a jamais été aussi faible qu'aujourd'hui.

La participation au dépistage du cancer du col de l'utérus en Flandre est actuellement de 63%. En portant cette participation à au moins 70 %, on pourrait réduire davantage les taux de cancer du col de l'utérus et, avec l'effet probable de la vaccination contre le papillomavirus, le faire entrer dans la catégorie des maladies rares.

Un rapport déféctueux du KCE 

L’evidence based medicine repose sur de nombreuses données. Le KCE a publié un rapport sur le dépistage du cancer du col de l'utérus en 2015, après de nombreuses années de recherche. Dès le départ, il était clair que ce rapport présentait plusieurs lacunes. L'avertissement selon lequel les experts consultés ne devaient pas nécessairement être d'accord avec le rapport final était déjà un mauvais présage que quelque chose était sub-optimal dans ce rapport. Entre autres choses, le rapport s'est appuyé sur de vastes méta-études dans lesquelles le frottis conventionnel (dépassé et manifestement inférieur) était toujours utilisé.

Ce rapport n'est donc pas représentatif du dépistage en Belgique à l'horizon 2022 et ne constitue pas un document politique valable. La communauté des pathologistes a soulevé ce point à plusieurs reprises et a essayé de le faire entendre aux décideurs politiques, ceci entre autres au cabinet du ministre de la Santé publique et chez Sciensano (M. Arbyn) mais nous n’avons pas été entendus. Les différents protagonistes ne cessent de nous accuser d'opportunisme borné (comme s'il était encore possible de faire du profit avec l’analyse des frottis de dépistage ?) et ne cessent de faire référence à ce rapport défectueux du KCE basé sur des données périmées datant d'il y a deux décennies. Ils citent également les Pays-Bas comme exemple type, mais, lorsque cela les arrange, ils passent sous silence le Luxembourg, l'Allemagne et les États-Unis qui ont choisi la stratégie du co-testing (test HPV + examen cytologique) plutôt que le test HPV seul. À l'exception du rapport trompeur du KCE, ces pays se sont manifestement appuyés sur les mêmes preuves scientifiques que la Belgique. Comprend qui peut comprendre ! Le fait que les gens soient insensibles aux preuves scientifiques et allergiques à notre argumentation reste un grand mystère ! Le contrôle budgétaire et l'efficacité des soins ne peuvent certainement pas être invoqués par les responsables politiques, comme nous le montrerons plus loin.

Comparaison avec les Pays-Bas

Si l'on fait des comparaisons avec les Pays-Bas, il faut le faire complètement et voir aussi les présages sinistres qu’ils annoncent. Depuis 2017, les Pays-Bas pratiquent le dépistage avec un test HPV et, de plus en plus, avec un test d'auto-prélèvement. Entre-temps, le taux de participation a chuté d'un niveau stable de 65% pour 2017 à 54% (=-11%) en 2021, dont un nombre croissant (maintenant 12,1%) sont des tests d'auto-prélèvement. La positivité du HPV dans l'auto-prélèvement est significativement plus faible, ce qui peut être dû à une sensibilité plus faible, par exemple en raison d'un échantillonnage cellulaire moins bon. Cependant, le nombre de renvois au gynécologue pour un examen de suivi est plus intéressant à considérer : le nombre de renvois pour un examen colposcopique est passé de 0,9 % en 2015 à 2,7 % en 2021 (= +300 %), cela après un pic de 3,1 % en 2018. Cette multiplication par trois des renvois au gynécologue peut facilement s'expliquer par la diminution de la spécificité du test HPV et le pic enregistré en 2018 indique une courbe d'apprentissage des cytologues. L'incidence du cancer du col de l'utérus aux Pays-Bas est passée de 12,6/100 000 femmes en 2015 à 18,5/100 000 femmes en 2021. Les épidémiologistes s'en serviront volontiers comme preuve de la valeur ajoutée du test HPV par rapport à l'examen cytologique et de la détection plus précoce du cancer du col de l'utérus.... Toutefois, cela est contredit par l'augmentation de la mortalité due au cancer du col de l'utérus, qui passe de 2,5/100 000 en 2015 à 2,7/100 000 femmes en 2021.  La détection précoce devrait se manifester par une réduction de la mortalité et non par une augmentation de 10 %.

Limiter les dégats

Nous regrettons profondément que nos décideurs politiques et leurs informateurs restent insensibles à nos arguments et qu'il n'y ait pas de culture du dialogue. En dépit de notre profond mécontentement, nous souhaitons adopter une attitude constructive à l'égard de ces décideurs afin de limiter les dégâts attendus de leur expérimentation. Nous participerons au dépistage du HPV pour les femmes âgées de 30 à 64 ans, malgré les 18% de cancers du col de l'utérus et les 8% de précurseurs de haut grade du cancer du col de l'utérus négatifs au HPV. La centralisation du test HPV est contre-productive, difficile d'un point de vue logistique et inutile d'un point de vue qualitatif, car ce test est accrédité par BELAC et répond donc aux normes de qualité les plus élevées. Les laboratoires (anatomie pathologique et biologie clinique) qui effectuent actuellement le test HPV pour le triage peuvent continuer à le faire, ce qui réduit les changements logistiques pour les laboratoires, les médecins et les patients.

Nous nous interrogeons également sur l'efficacité du basculement prévu en 2024. Compte tenu de l'effet positif attendu de la vaccination contre l‘HPV dans quelques années, quel est le bénéfice attendu de ce basculement risqué vers une technique controversée et plus coûteuse (40 millions au lieu de 17 millions par an) ? En tant qu'expérimentation avec notre population féminine à l'échelle nationale, cela peut certainement compter !

Nous n'assumerons jamais la responsabilité des résultats finaux

Bien que nous adoptions à contrecœur une attitude constructive pour limiter les dégâts de cette expérimentation, nous n'assumerons jamais la responsabilité de ses résultats finaux. En tant que pathologistes, nous avons toujours cherché et investi dans le meilleur outil de dépistage possible. Nous disposons de cette expérience pratique et de cette expertise depuis plus de 50 ans, contrairement aux épidémiologistes qui analysent et comparent les méta-études depuis leur tour d'ivoire, rédigent des articles et des rapports à leur sujet mais n'ont jamais lu un frottis eux-mêmes. En tant que communauté de pathologistes, nous rejetons par avance la responsabilité de l'impact de cette expérimentation sur notre population. Nous regrettons que la politique soit guidée unilatéralement par des informations « biased » et ne laisse aucune place aux arguments « evidence based » de la part de la profession médicale la plus concernée. Nous attendons donc que les auteurs, scénaristes et réalisateurs de cette expérimentation soient prêts à priori à assumer leur responsabilité scientifique et politique. 

Cette politique a toutefois un heureux effet d'aubaine, à savoir que l'un des piliers les plus importants de la prévention du cancer du col de l'utérus se porte actuellement très bien : une couverture vaccinale contre le HPV de plus de 90 % chez les jeunes filles flamandes ! Nous pouvons espérer que la politique ne considère pas ces gains de la vaccination contre le HPV comme le succès de ses propres choix.

Merci aux co-auteurs, dont Claire Bourgain, Kristof Cokelaere, Cécile Colpaert, Philippe Delvenne, Frederik Deman, Pieter Demetter, Bart Lelie, Shaira Sahebali, Birgit Weynand et al.

Romaric Croes, au nom de la communauté des pathologistes

Président du Comité d'anatomie pathologique 

Président Union professionnelle. 

Vice-président de la Société belge de pathologie.

Légende des figures :

Fig. 1 – ‘Belgique in situ’ : incidence croissante des précurseurs de haut grade du cancer du col de l'utérus dans tous les groupes d'âge. 

Fig. 2 – ‘Belgique invasive’ : incidence décroissante des cancers invasifs du col de l'utérus dans les différents groupes d'âge. 

Toutes les données proviennent de la Fondation Registre du Cancer (kankerregister.org).

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Derniers commentaires

  • Jean-Pol Bleus

    16 janvier 2023

    Tout à fait d'accord avec les Pathologistes.
    Le KCE, orienté vers les économies financières uniquement, et le Ministre Vandenbroeck ne sont pas à une incohérence près.