Lettre à mes jeunes consoeurs et confrères : "permettez moi de vous parler de la pléthore" ( Dr David Simon )

Je souhaite vous parler d’un sujet qui semble devenu tabou aujourd’hui mais que vous, mes jeunes consoeurs et confrères, devez connaître : la pléthore.  Celle-ci a sévi des années quatre vingts aux années deux mille. Je l’ai vécue au plus fort de la crise, en octobre 1991, après deux ans de paradis en coopération au développement en Haïti.  J’ai découvert l’enfer qu’était devenue la médecine générale belge dans une commune rurale. Il y sévissait une pléthore plus grave encore que dans les villes.  

Mon épouse était médecin généraliste elle aussi et nous partagions le même cabinet.  Nous avons attendu notre premier patient pendant … un mois.  La sonnette de la salle d’attente ne retentissait que pour les délégués médicaux.  Ouvrir la porte dans l’espoir d’y voir paraître un patient était une torture. 

A mon arrivée au séminaire loco-régionnal où nous nous réunissions deux fois par mois, j’ai rencontré un confrère qui finissait ses deux années de pratique accompagnée, ancêtre de l’assistanat. Je l'interrogeai sur le nombre de patients qu’il voyait en moyenne après deux ans d'installation.  Il me répondit, l’air satisfait, « oh … huit … parfois même dix ! ». Je fus rassuré « Dix par jour ? Ouf ! Quand même … » Il me répondit « Non, Non, huit à dix par … semaine ! »  

Nous vivions d’expédients.  J’ai connu un collègue qui vivait dans une caravane avec son épouse et ses trois enfants à l’arrière du cabinet qu’il louait non loin de chez nous. 

Nous nous sommes enfuis à Colfontaine février 1992.  La pléthore y était moins grave en raison d’une très forte concentration de population. Nous y étions toutefois trois fois plus nombreux qu’aujourd’hui.  Un confrère qui souhaitait changer sa façon de vivre cherchait un associé pour diminuer sa charge de travail.  Notre association a duré vingt-cinq ans et nous sommes restés amis. Je ne le remercierai jamais assez de nous avoir sortis du gouffre de tristesse qu’était devenue notre existence. 

La pléthore avait été promise par le Ministre Edmond Leburton en 1964 aux médecins qui venaient de le vaincre par une grève historique : « Je vous écraserai par le nombre ». Ses successeurs ont poursuivi avec zèle son oeuvre délétère qui connut son apogée dans les vingt dernières années du vingtième siècle. 

Les visites à domicile représentaient quatre vingt cinq pour cent de notre activité.  Nos revenus n’atteignaient pas la moitié de ceux du spécialiste le moins bien payé.  Les patients exigeaient notre visite non pas le jour même mais dans la demi-journée et souvent pour des motifs les plus futiles.  Il n’était pas rare que certains d’entre eux appellent plusieurs médecins simultanément et renvoient ceux qui arrivaient après le vainqueur de cette compétition.  Trois quarts de l’activité des conseils provinciaux de l’ordre des médecins concernaient des plaintes de patients furieux d’avoir rencontré un MG qui avait refusé de se déplacer à leur domicile. 

Notre profond désoeuvrement avait fait de nous une main d’oeuvre à vil prix pour les hôpitaux.  Nous étions nombreux à y mendier le privilège de devenir « médecin de salle ».  On nous y confiait les tâches les plus ingrates pour économiser des emplois de secrétaires.  Nous étions les commis des spécialistes entre lesquels régnait une compétition tout aussi féroce.  Tout le monde souffrait de la pléthore.  

Nos revenus bruts étaient inférieurs à ceux d'une technicienne de surface chargée de l’entretien du même hôpital.  Nos journées de douze heures se prolongeaient souvent par d’innombrables heures supplémentaires non rémunérées. Les jeunes n’étaient pas les seuls concernés tant la précarité touchait toutes les générations.  Certains d’entre nous, découvrant le piège dans lequel ils étaient tombés après avoir signé leur contrat, voulaient s’enfuir.  Ils étaient poursuivis en justice par les gestionnaires d’hôpitaux et condamnés à retourner au bagne.  Nous eûmes la chance que le gestionnaire de l’hôpital avait oublié de nous faire signer le nôtre.  Nous l’avons quitté après trois mois. 

Les jeunes médecins généralistes se battaient pour assurer une consultation de l’ONE ou de médecine scolaire. Nous n'y étions pourtant « honorés » de 2 euros pour chaque enfant examiné.  Ce plantureux revenu était plafonné à un maximum de 8 enfants par heure dont le nombre était lui aussi limité.  Ceci nous imposait des heures supplémentaires non rémunérées. Le budget des honoraires de tous les médecins d’une consultation ONE ou de médecine scolaire n’atteignait pas celui du salaire brut d’un seul de ses salariés.  Et ce sans aucun frais de déplacement. Aucune compensation n’était due lorsqu’une consultation était annulée au moment où le MG arrivait sur son lieu de travail, fut-ce à cinquante kilomètres de son domicile. 

Les services d’urgences organisaient, comme les tailles des mines décrites par Zola dans Germinal, de véritables mises aux enchères des gardes de nuit hospitalières sans lesquelles les jeunes médecins généralistes ne pouvaient pas assurer leur bien maigre subsistance.  Une hiérarchie y permettait aux plus anciens de choisir les premiers les meilleures gardes et de ne réserver que les moins intéressantes aux plus jeunes. Certains d’entre nous sortaient bredouilles de ce marché. Comme le chien dominant mange le premier dans la meute alors que le plus jeune ou le plus faible doit se priver de nourriture. 

De chiens, oui, nous étions devenus des chiens.  

C’est au début des années 2000 que la planification fédérale instaurée en 1996 nous a permis de retrouver la dignité dont les héritiers de Leburton nous avaient privés en nous noyant, comme promis, par le nombre.  Associée à d’autres mesures, c’est aussi elle qui a permis à nos revenus de rattraper progressivement le montant ce ceux d’autres spécialités. 

Aujourd’hui, le souci de maintenir un équilibre entre l’épanouissement professionnel, un équilibre physique et mental et la possibilité de jouir pleinement de la vie privée n’est plus limité aux jeunes médecins.  La majorité de mes consoeurs et confrères plus âgés le partagent, et parmi eux autant d'hommes que de femmes.  Chaque médecin a la liberté de décider de la quantité de travail qu’il fournit tout en tenant bien entendu compte de l’obligation légale d’assurer la continuité des soins. 

Fixer des limites à notre temps de travail est devenu une décision tout à fait légitime.  Je l'ai prise moi même : j’ai réduit les visites à domicile aux patients médicalement incapables de se déplacer, je commence ma journée de travail à huit heures, je la termine à vingt heures, je consacre une demi journée par semaine à des activités non curatives et huit semaines par an à un repos bien mérité. Ceci me permet d’assurer bénévolement la défense professionnelle une vingtaine d’heures par semaine. De même je refuse de prescrire des traitements et examens inutiles. Et enfin je m’autorise à reporter les contacts motivés par des problèmes qui ne sont pas urgents.  Je suis heureux. 

Je vous ai conté cette histoire pour vous expliquer pourquoi les quinquagénaires dont je suis vous répètent souvent que vous ne connaissez pas la chance d’avoir trop de travail aujourd’hui.  Ce n’est pas par mépris à l’égard de votre crainte du burn out mais parce cette évocation est cathartique … ça nous fait du bien de nous répéter encore une fois que nous sommes sortis indemnes de cette horreur : la pléthore.  

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Derniers commentaires

  • Muriel BLOMART

    07 avril 2022

    Excellente description de l'enfer vécu à mes débuts.
    Merci David de rappeler ce qu'on ne veut surtout pas revivre après autant d'années d'études.
    Muriel Blomart

  • Gilbert BEJJANI

    28 mars 2022

    Excellent témoignage David.
    Entre pléthore et pénurie il faut manœuvrer avec précision mais aussi tenir compte de la valorisation du travail et du bien-être nécessaire dans la pratique sans oublier l’impact potentiel d’une plus pléthore « « européenne ». Ce qui est d’ici s’applique aussi aux spécialistes.

  • Philippe Georges DE RYCK

    20 mars 2022

    et encore vous n'avez pas connu les 13 mois de service militaire en début d'activité!

    Ph De Ryck 67 ans et en retraite fin de ce mois!

  • Philippe RIMEE

    18 mars 2022

    Tout ce qui est dit ici est exact il fallait se battre comme des chiens de meute pour attraper un petit morceau de viande !
    Je ne sais pas si l’excès de travail sont mieux que les conséquences de la pléthore , Mais se battre pour pouvoir joindre les deux bouts financiers n’était pas très épanouissant après 7 années d’études de médecine!!

  • Pierre Nys

    18 mars 2022

    bonjour et merci pour cette piqûre de rappel bien utile en ces temps. je me retrouve pleinement dans votre histoire.
    Merci

  • Michel SIMONS

    17 mars 2022

    bonjour, je suis actuellement pensionné mais j'ai commencé à travailler en 1983
    tout ce que raconte ce confrère est la pure vérité
    La dame qui venait nettoyer le cabinet nous a même proposé sa maison de vacances au Portugal
    en plus de tout ceci, un harcèlement de la part du fisc

  • Stephan SPELEERS

    17 mars 2022

    Tu as tout à fait raison David, sauf tout le monde n'est pas sorti indemne de cette situation catastrophique. Dans ma région il y eut un nombre très élevé de divorces et même des suicides d'enfants de généralistes. Car il ne faut pas oublier les +/- 8 à 10 gardes/an du vendredi 20h au lundi 08h sans les appels systématiques les nuits pour des conneries telles que diarrhée, mal de gorge etc à 03 h du matin!! Et je ne mentionnerai même pas les constats de décès à 01h ou 05h du matin !! Dr Speleers

  • Claudine DAWANCE

    17 mars 2022

    Avec trop de travail, il n'y a plus de raison de rester conventionné alors David, plus de crainte de se voir "voler" des patients ????????

  • Bernard LACAVE

    17 mars 2022

    Cher-e-s Collègues,
    Installé depuis 1982 à Bruxelles, je me reconnais dans cette triste réalité.
    Triste début de carrière!
    Mais il y aura peut-être à nouveau pléthore bientôt, puisque divers patients commencent à
    téléphoner à leur médecin pour signaler qu'ils vont être à cours de tel et tel médicament et qu'il veuille
    bien les envoyer "sur leur carte d'identité".
    Triste fin de carrière!
    Dr. B. Lacave

  • Marie-Louise ALLEN

    17 mars 2022

    Que ça fait du bien! voilà, pour le vieille que je suis, des souvenirs méchamment réalistes! mais il ne faudrait pas, comme cela se profile, tomber dans le manque! merci pour cette belle prose.

  • Patrick PAINDEVILLE

    17 mars 2022

    Tout cela est tellement vrai...merci David.

  • Alain JESURAN

    17 mars 2022

    Témoignage précieux d'un vécu sacerdotal.
    Je me rappelle avoir été appelé à domicile avec l'exigence que ce soit à la mi-temps d'un match retransmis à la tv. Travaillant en centre-ville, chaque stationnement bénéficiait d'un pv. Mais nous bénéficions à l'époque d'une plus grande liberté thérapeutique. Nous étions jugés par le bouche à oreille et pas par google. Une autre époque assurément, une autre mentalité.

  • Igne PARMENTIER

    17 mars 2022

    Oui David , ton récit me renvoie à une période extrêmement dure .
    Je me souviens :" je faisais de la comptabilité dans un magasin pour arriver à survivre" .
    Mais, le pire, c'était de devoir "racoler" les patients en pratiquant une médecine à la carte et selon les caprices des patients.
    C'est alors que je me suis lancée dans la construction d'un appartement ; j'ai retrouvé une dignité en maçonnant des blocs ytong .
    Et puis comme de nombreux médecins ont abandonné la profession, nos conditions de vie ont évolué favorablement .
    Igne

  • David DUPONT

    17 mars 2022

    Une bonne piqure de rappel....Tellement vraie! Mais il faut avancer avec son temps...

  • Jean SOHIER

    17 mars 2022

    Cher confrère,


    Plusieurs univers doivent coexister simultanément. Sorti de l'unif en 81, j'ai rapidement été full si bien qu'en Allemagne pour mon service militaire une semaine sur deux je mettais des rendez-vous à trois mois d'attente...Certes je m'étais formé en homéopathie en France mais mes amis pratiquant uniquement de la médecine classique furent eux aussi assez rapidement débordés. Médecine de petite ville en Hainaut.

    Aujourd'hui à 66 ans je suis retraité mais continue à voir 6 à 7 patients par jour en consultation de 40 minutes. Mon meilleur ami (du même âge) voit toujours 80 à 85 patients par jour (!) et se plaint de 3 heures de paperasse informatique par jour, fruit de la "nouvelle" médecine et de la covida... Chapeau! je ne sais pas comment il tient.
    Un de mes fils se spécialise en médecine interne, lui aussi malgré sa jeunesse j'appréhende qu'il ne tienne pas le coup! Vivement un peu de pénurie, non?
    Bien cordialement

    Dr Jean Sohier

  • Philippe TASSART

    17 mars 2022

    Installé en 1981, mes débuts furent plus faciles que ceux du Dr David Simon, entre 0 et 5 patients par jour, pour simplifier. Je voudrais juste insister sur le rôle très néfaste de la pléthore sur les rapports entre nous, confrères généralistes, au sein d'une même garde. Nos réunions de garde se résumaient, surtout pour les nouveaux, à une succession de reproches, dans une ambiance de suspicion et de violence à peine contenue. Un autre effet néfaste de la pléthore. Ne nous plaignons jamais de pouvoir travailler, ce serait faire injure à ceux qui n'ont pas cette chance et donnerait trop d'arguments à ceux qui veulent travailler à notre place.

  • Jacques DE TOEUF

    15 mars 2022

    Du vécu, avec son contingent de souffrances. Je peux confirmer ce témoignage qui vaut pour les candidats spécialistes et les spécialistes reconnus, à cette même période Une telle pléthore, ce n'est aucunement souhaitable.