S’il y a bien une chose que je revendique par-dessus tout dans ma pratique de médecin généraliste, c’est l’EBM, et l’analyse critique et indépendante des dernières données fiables de la littérature scientifique, tout en écartant celles qui sont biaisées par tout conflit d’intérêt ou toute influence externe d’ordre pharmaceutique, gouvernementale ou autre.
Mais jusqu’où pouvons-nous prétendre être sûrs de nos certitudes scientifiques ? Il me semble qu’en médecine, la seule certitude que nous ayons finalement, c’est que bien modestement nous ne savons pas grand chose. C’est à la fois frustrant… et passionnant. L’évolution et les progrès de la médecine ne sont-ils pas justement le résultat d’un perpétuel mouvement d’équilibre entre preuves scientifiques supposées certaines et empirisme ?
Je pense souvent à ce que l’un de mes Professeurs d’université et chirurgien de renom nous disait : « C’est avec le doute et l’incertitude que l’on progresse », « Tout ce qui ne sera pas donné sera perdu » et ses cinq mots d’ordre en médecine étaient : « Honnêteté, Humilité, Humanité, Amour et Audace ».
Je suis fort interpelée par le verrouillage très réactif, rapide et strict par les autorités (ici et dans d’autres pays) de certaines molécules qui pourraient présenter un intérêt dans la lutte contre le Covid-19 et qu’on implémente au sein de nombreux protocoles thérapeutiques hospitaliers pour les malades atteints par le coronavirus. Cette réaction n’est-elle pas justement le signal de pistes potentiellement sérieuses ? Invoquer la nécessité de réserver ces molécules et leur nombre de doses pour de grandes études soutenues par l’OMS est-il actuellement défendable ? Et ne serait-il pas mensonger de prétexter la crainte d’une éventuelle pénurie de ces molécules, alors que l’industrie pharmaceutique mondiale possède tous les moyens pour produire ces molécules en quantités gigantesques ?
La guerre que nous vivons commence déjà au domicile du patient, à son chevet, et dans les cabinets des médecins généralistes. Pourquoi alors interdire à la première ligne des molécules utilisées à l’hôpital ? Est-ce que la première ligne ne pourrait pas justement ici participer à soulager la deuxième ligne et éviter d’engorger les hôpitaux si on lui permettait à elle aussi de tenter de sauver des vies avec ces molécules ? D’autant plus que ces molécules semblent avoir le plus de chances d’aider un malade si elles sont prescrites avant le stade critique, avant l’hospitalisation, avant la dégradation et la défaillance multiple des organes. Le temps qui passe est aussi notre plus grand ennemi.
Soyons clairs : l’urgence, ce n’est pas demain, ni dans quelques jours ni dans quelques semaines, c’est aujourd’hui et maintenant. Et dans cet état d’urgence, est-il réellement possible d’estimer aussi rapidement le risque de mourir du Covid-19 comparativement au risque de mourir à cause d’un effet secondaire de molécules pour lesquelles ont a déjà un certain recul d’utilisation et qui sont potentiellement prometteuses ?
Le paquebot dans lequel nous nous trouvons tous est en train de couler, et il n’y a malheureusement aucun équipage à son bord. Des canots de sauvetage sont disponibles sur le paquebot mais, dans cet exemple-ci, ils n’ont pas encore été homologués faute de temps. Faut-il pour autant laisser les passagers se noyer ? Et faut-il leur rabâcher qu’il ne faut pas confondre vitesse et précipitation ?
D’autres réalités contrastent… Faut-il rappeler que l’allongement de l’intervalle QT, centre des inquiétudes actuelles concernant ces molécules mises sous clé, est également un effet secondaire d’autres médicaments prescrits et délivrés en quantités non négligeables tous les jours ? Je pense à la dompéridone et au métoclopramide, consommés parfois sans modération pour des symptômes aussi bénins et passagers que les nausées et les vomissements. Je pense à certains antihistaminiques comme la desloratadine pour traiter, parfois au long cours, certains symptômes allergiques. Et je pense aux quinolones dans le traitement de certaines infections urinaires, génitales ou digestives. Hurle-t-on autant pour mettre en garde contre le risque de QT long lié à ces principes actifs ? Et sont-ils mis sous clé et interdits à la prescription pour cette même raison (excepté la dompéridone qui l’est enfin et heureusement en pédiatrie) ? N’y a-t-il donc pas là une incohérence manifeste ?
Au même titre, on ne crie pas haut et fort que la transformation actuelle de masques de plongée pour pallier au manque de respirateurs pourrait peut-être, elle aussi, faire pire que mieux. Et là non plus, il n’y a aucune preuve scientifique solide, ni aucune étude randomisée. Personnellement, j’applaudis cette initiative audacieuse qui a au moins le mérite de vouloir essayer de sauver des vies… tout comme l’option d’envisager de prescrire au stade où elles sont probablement le plus utiles ces fameuses molécules désormais interdites en dehors de l’hôpital.
Au pied du mur, avons-nous le choix ? À l’heure actuelle, où des vies peuvent peut-être encore être sauvées, avant une évolution rapidement fatale, à l’aide d’anciennes molécules connues et dont l’intérêt thérapeutique ne peut être caché par les premiers concernés, avons-nous réellement et raisonnablement le temps d’attendre ces éventuelles preuves solides pour satisfaire l’EBM ?
Et comprenez-moi bien, je pose simplement la question. Chacun est évidemment libre de se faire sa propre opinion, en son âme et conscience, et avec tout l’esprit critique qu’il se doit.